8

 

 

 

Le glisseur cinglait vers l’ouest. Un vaste désert de poussière s’étirait au sud. Au nord se déployait la Première Mer. À la verticale des voyageurs et devant eux se succédaient en une théorie monotone des plaines fangeuses entrecoupées de croupes de grès qui se perdaient au loin dans une sorte de brume.

Traz, à la limite de l’épuisement, dormait d’un sommeil de plomb. Anacho, en revanche, était assis, désinvolte et insouciant, comme si la peur et le danger étaient pour lui lettre morte. Quant à Reith, bien qu’il fût moulu de fatigue, il ne pouvait s’arracher à la contemplation de l’écran-radar. S’il le quittait des yeux, c’était pour surveiller le ciel. La nonchalance de l’Homme-Dirdir finit par lui porter sur les nerfs. Il lui décocha un regard fulminant – il avait les paupières rouges – et lâcha sur un ton acerbe :

— Pour un fugitif, tu fais preuve d’un calme surprenant. J’admire ton flegme.

Anacho fit un geste dégagé.

— Ce que tu appelles flegme est une confiance de petit enfant. Je suis devenu superstitieux. Réfléchis : nous sommes allés dans les Carabas, nous avons tué des dizaines de représentants du Premier Peuple, et nous les avons dépouillés de leurs sequins. Comment veux-tu donc que, maintenant, je prenne au sérieux le risque d’une aléatoire interception ?

— Ta confiance est plus grande que la mienne, maugréa Reith. Je présume que toutes les forces dirdir disponibles vont fouiller les cieux pour nous retrouver.

Anacho eut un ricanement teinté d’indulgence.

— Ce n’est pas dans le style des Dirdir. Tu calques tes conceptions personnelles sur leur mentalité. N’oublie pas que l’organisation n’est pas pour eux une fin en soi – cela, c’est un attribut humain. Le Dirdir n’existe qu’en tant qu’individu, que créature n’ayant de responsabilité qu’envers sa propre fierté. Il ne coopère avec ses semblables que lorsque la chose lui convient.

Reith secoua la tête avec scepticisme et se pencha de nouveau sur l’écran-radar.

— Il doit sûrement y avoir quelque chose de plus. Comment la société dirdir conserve-t-elle sa cohésion ? Comment les Dirdir peuvent-ils mettre en œuvre des programmes à long terme ?

— C’est extrêmement simple. Les Dirdir sont très semblables entre eux. Et il y a des forces raciales contraignantes auxquelles ils sont tous assujettis. Ces forces, lorsqu’elles sont très diluées, les sous-hommes les appellent « tradition », « suprématie de caste », « volonté de se surpasser soi-même ». Dans la société dirdir, elles s’imposent tyranniquement. L’individu est strictement soumis aux coutumes de l’espèce. Quand un Dirdir a besoin d’aide, il lui suffit de crier : hs’aï hs’aï hs’aï, et il reçoit aide et assistance. S’il s’estime lésé, il crie : dr’ssa dr’ssa dr’ssa, et demande un arbitrage. Au cas où celui-ci ne le satisfait pas, il peut lancer un défi à l’arbitre, lequel est en principe une Excellence, et, s’il l’emporte, son bon droit est reconnu. Mais c’est généralement le plaignant qui perd : alors, on lui arrache son nimbe et il devient un paria. Il est rare qu’il soit fait appel d’un arbitrage.

— Dans ces conditions, ce doit être une société profondément conservatrice.

— Elle l’est jusqu’au moment où le changement s’avère nécessaire et, lorsque tel est le cas, le Dirdir s’attaque au problème en manifestant son élan de dépassement de soi. Il est capable de pensée créatrice, il a une intelligence souple et nerveuse et ne gaspille pas son énergie en maniérisme. Certes, la sexualité pluraliste et les « secrets » sont pour lui une diversion, mais comme la chasse, ils sont la source d’une violente extériorisation passionnelle échappant à la compréhension des hommes.

— En dehors de cela, pourquoi devraient-ils si aisément renoncer à nous retrouver ?

— N’est-ce donc pas clair ? fit aigrement Anacho. Comment les Dirdir eux-mêmes se douteraient-ils que nous nous dirigeons sur Sivishe à bord d’un glisseur ? Rien ne permet de deviner que les hommes que l’on recherche à Smargash sont ceux-là mêmes qui ont fait une hécatombe de Dirdir dans les Carabas. Peut-être fera-t-on ultérieurement le rapprochement – si l’on interroge Issam le Thang, par exemple. En attendant, les Dirdir ignorent que nous voyageons en glisseur. Aussi, pourquoi mettraient-ils leurs sondeurs en batterie ?

— J’espère que tu as raison, dit Reith.

— L’avenir nous le dira. D’ici là, nous sommes vivants. Nous disposons d’un confortable glisseur et nous sommes à la tête de plus de deux cent mille sequins. Regarde là-bas ! C’est le Cap Braize. Au delà s’étend l’océan Schanizade. Nous allons modifier notre ligne de vol pour tomber droit sur Haulk. Qui remarquera un aéroglisseur au milieu d’une centaine d’autres ? À Sivishe, nous nous perdrons dans la foule tandis que les Dirdir nous rechercheront dans le Zhaarken, à Jalkh ou dans la toundra d’Hunghus.

L’appareil engloutissait les kilomètres et Reith méditait sur l’âme du peuple dirdir. Il posa une nouvelle question à Anacho :

— Suppose que nous ayons des ennuis, toi ou moi, et que nous criions : dr’ssa dr’ssa dr’ssa ?

— C’est l’appel à l’arbitrage. L’appel à l’aide est : hs’aï hs’aï hs’aï.

— D’accord… hs’aï hs’aï hs’aï. Les Dirdir seront-ils alors obligés de se porter à notre secours ?

— Oui, en vertu de la force de la tradition. C’est une réaction automatique, un réflexe : le tissu conjonctif qui unifie une race par ailleurs sauvage et inconstante.

Deux heures avant le coucher du soleil, la tempête se leva, venue du Schanizade. 4269 de La Carène n’était plus qu’un spectre brunâtre qui finit par disparaître derrière les sombres nuées se bousculant dans le ciel. Une écume semblable à de la mousse de bière sale balayait le rivage, rasant presque les noirs troncs des dendrites qui recouvraient la côte comme un linceul. Les hautes frondaisons, giflées par les rafales, laissaient voir leur face intérieure d’un gris moiré tandis que leur sombre face extérieure ondulait furieusement.

Le glisseur filait vers le sud à travers un crépuscule terre-de-Sienne et, au moment où mourait la dernière lueur du jour, il se posa à l’abri du vent derrière un saillant de basalte. Ses trois occupants se blottirent sur les sièges pour passer la nuit et, ignorant l’odeur des Dirdir, dormirent tandis que l’ouragan rugissait dans les rochers.

Une aube étrange se leva. On aurait dit que la lumière était filtrée par un opaque écran de verre. Il n’y avait pas de provisions de bouche à bord mais de l’herbe à pèlerin poussait dans la lande et une rivière saumâtre coulait non loin de là. Traz en suivit silencieusement le bord, tordant le cou pour voir au delà des reflets qui jouaient à la surface. Soudain, il s’arrêta, se ramassa sur lui-même et plongea. Quand il ressortit de la rivière, il tenait une créature jaune toute en tentacules et en pattes articulées qui se contorsionnaient. Anacho et lui la dévorèrent crue. Reith, quant à lui, mâchonna stoïquement de l’herbe à pèlerin.

Après s’être restaurés, tous les trois s’allongèrent à l’ombre du glisseur, jouissant de la quiétude du matin.

— Demain, nous arriverons à Sivishe, dit l’Homme-Dirdir. Une fois de plus, notre vie change. Nous ne sommes plus ni des voleurs ni des aventuriers mais des gens huppés – ou qui donnent l’impression de l’être.

— Très bien, dit Reith. Et ensuite ?

— Il va falloir être ingénieux. Pas question de se rendre directement aux Chantiers Astronautiques avec notre argent.

— Le contraire m’eût étonné. Sur Tschaï, tout ce qui semble raisonnable est une erreur.

— Nous n’obtiendrons rien sans l’appui de quelqu’un d’influent, reprit Anacho. Notre première tâche sera de mettre la main sur une personne d’importance.

— Dirdir ou Homme-Dirdir ?

— Sivishe est habitée par les sous-hommes. Les Dirdir et les Hommes-Dirdir ne sortent pas de Heï, sur le continent. Tu verras.

Le Dirdir
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